10 conseils antiproductivistes

Dans un contexte de crise écologique et sociale, Céline Marty, veut repenser la place du travail dans nos vies. La philosophe questionne l’injonction à la productivité et au bonheur au travail. Elle termine son livre Travailler moins pour vivre mieux sur 10 conseils pour repenser le travail.

"Travailler moins pour vivre mieux" © Ed. Dunod

1. Tout n’a pas à être utile !       
Débarrassons-nous de l’utilitarisme, qui justifie nos actions d’après leur utilité : regarder les nuages et caresser son chat ne sont pas des activités « utiles » pour nous déstresser et nous rendre plus productifs le lendemain.

Nos actions ont de la valeur en elles-mêmes : il n’est pas nécessaire de prouver leur utilité économique ni même sociale pour les légitimer. Apprécions-les pour elles-mêmes et non pour leurs effets sur notre travail. Les loisirs, les activités artistiques, culturelles, sportives, sociales, sont réalisées pour le plaisir qu’elles nous procurent immédiatement, même si cela passe par certains efforts, et non pour ce qu’elles nous rapporteront peut-être plus tard. Nous n’avons pas à rendre compte de ces activités. C’est au travail qu’on rend des comptes, à des supérieurs ou à des clients, mais cette logique de justification n’a pas à envahir tous nos espaces de vie.

Dès lors, nous n’avons pas à « rentabiliser » nos temps libres et à « culpabiliser de n’avoir rien fait ». Bien sûr, se tenir à des objectifs qu’on s’est fixés pour réaliser des buts importants à nos yeux, qu’ils soient professionnels, associatifs, familiaux ou politiques, semble louable, mais nul besoin de se battre la coulpe si on ne les réalise pas aussi efficacement qu’une tâche de travail, tout simplement parce que ce n’est pas du travail : personne ne les exige de nous et nous n’avons pas à nous justifier.

2. Tout n’est pas du travail !       
Par conséquent, nous n’avons pas besoin de désigner toute activité comme du travail pour les légitimer. Arrêtons d’utiliser le concept dans tous les sens. Gardons-le pour les activités commandées, par un contrat de travail ou par des normes sociales, comme le travail domestique, pour dénoncer son exploitation et revendiquer l’amélioration de ses conditions d’exercice. Tout effort n’est pas travail. Muscler ses abdos, aller à l’école et apprendre une poésie, faire des sudokus, changer une ampoule, promener le chien, ne sont pas du travail, ces activités commandées par un tiers qui a besoin qu’on les exécute. Appelons-les « exercice », « étude », « loisirs », « projet », « passion », « tâche », « corvée » : notre vocabulaire est suffisamment riche pour s’émanciper de la rationalité économique. On peut « avoir des trucs à faire » sans que ce soit « du boulot ». Plus besoin de mobiliser comme excuse le fameux « j’ai trop de travail » : osons dire honnêtement qu’on « a d’autres trucs à faire », voire qu’on n’a pas envie, raisons tout aussi légitimes.

3. Tous les emplois ne se valent pas !       
Quand on parle du travail de façon générale, ou quand on en entend parler dans le débat public, demandons-nous si ce propos s’applique aussi bien à notre situation qu’à celle des emplois les moins qualifiés, les plus éprouvants physiquement et psychiquement, lieu de harcèlement moral ou sexuel, effectués à temps partiel, en parallèle d’une garde d’enfants compliquée à organiser. Évitons de projeter les idéaux des professions privilégiées sur tous les travailleurs, ce qui conduit souvent à nier la difficulté des situations des autres. Et même par-delà le cas du travail, il est difficile de généraliser à partir d’un cas particulier sans tomber dans la caricature.

4. Tout le monde n’a pas à valoriser le travail !       
Déculpabilisons-nous moralement de critiquer le travail : cela ne fait pas de nous un fainéant parasite à jeter au bûcher tandis que les apôtres du travail seraient les seuls saints. Questionner la valorisation morale du travail participe d’une analyse critique de notre idéologie. Osons nous plaindre de nos conditions de travail, de la pression normative qui s’exerce au travail et sur le travail, pour transformer ces plaintes en projet de société alternatif.

5. Toute aspiration extraprofessionnelle n’est pas mauvaise !       
Déculpabilisons-nous d’avoir d’autres priorités que la réussite professionnelle et acceptons que le travail ne soit pas la priorité de chacun : certains le perçoivent comme un gagne-pain, d’autres comme une vocation, divergences qui se trouvent parfois au sein d’une même profession et toutes ces perspectives personnelles sont légitimes. Ne pas vouer sa vie au travail ne fait pas de nous une mauvaise personne. Permettons-nous d’autres projets, sans qu’ils aient à devenir notre travail ou qu’ils servent notre travail. On peut aimer jouer du théâtre sans vouloir animer l’atelier théâtre-prise de parole de notre boîte, jouer au foot sans vouloir y organiser un tournoi. Nous n’avons pas besoin de demander au travail une autorisation morale pour faire autre chose que lui. Soyons pluralistes et tolérants en acceptant que chacun hiérarchise ses activités comme il l’entend.

6. Toute notre identité ne se résume pas au professionnel !       
Tout le monde ne se définit pas personnellement par son travail et n’aime pas y être réduit : allons au-delà des étiquettes professionnelles ! Nous ne sommes pas que des producteurs. Apprenons à parler d’autre chose que du travail, mettons-nous au défi de passer toute une soirée sans l’évoquer, en orientant la conversation vers nos passions, projets, idées, souvenirs et rêves.

7. Tout le travail que nous consommons n’est pas légitime !       
Nous pouvons limiter la rationalité économique en questionnant, au quotidien, notre besoin du travail des autres : ai-je vraiment besoin qu’on me livre cette pizza que je peux aller chercher moi-même ? Ai-je besoin de cette nouvelle paire de baskets ? Ne pourrais-je pas moi-même récurer mes toilettes ? Toutes nos actions individuelles entretiennent des activités superflues du marché, qui s’étend à toutes les sphères de notre existence en nous proposant sans cesse de nouveaux produits et services à consommer. Ces questions semblent parfois vertigineuses, mais sont nécessaires pour ne pas être de simples pantins producteurs-consommateurs soumis aux incitations du marché économique : ai-je besoin du travail de ces personnes que j’utilise par confort ? Je pourrais peut-être le faire moi-même, sûrement en ayant plus de temps libre, ce qui devient alors une exigence à opposer à l’organisation du temps de travail.

8. Toute politique et discours pro-travail ne sont pas bons à prendre !       
Méfions-nous des discours politiques élogieux du travail qui stimulent théoriquement la fierté professionnelle, font applaudir les soignants et les enseignants pour leur faire accepter une dégradation des conditions de travail en pratique – décalage entre discours et pratiques très courant dans les services publics. Les discours politiques qui vantent la « valeur travail » de façon abstraite et absolue n’en disent rien et ne s’engagent à rien ce faisant. Exigeons de relier les discours aux actes pour améliorer concrètement les conditions de travail, y compris ses conditions matérielles, parce que la reconnaissance sociale ne paie pas les factures, même si elle fait toujours plaisir à recevoir.

9. Tout emploi n’est pas définitif !       
Vous pouvez remettre en question vos études et votre expérience professionnelle : rien n’est définitif ! Si vous vous rendez compte que votre métier est un bullshit job, vous cause un burn-out ou que vous avez d’autres projets de vie, il n’est jamais trop tard pour vous réorienter. Cette réorientation peut être coûteuse, aussi bien économiquement que psychiquement et il faudrait des moyens collectifs pour la faciliter. Construisons des politiques publiques de reconversion vers des métiers moins productivistes, moins nuisibles, plus utiles socialement par des formations continues et par une aide à l’orientation professionnelle.

10. Tout n’est pas gravé dans le marbre !       
Ne cédons pas à l’exigence du « réalisme pragmatique » qui juge utopiques et vaines toutes les alternatives : c’est un discours qui vise à discréditer les voies autres que celles du réel productiviste néolibéral, alors que lui-même a été construit politiquement à un moment où il semblait inconcevable.

Toutes les critiques de l’organisation du travail et de nos conceptions du travail sont légitimes, les perspectives d’amélioration et de transformation radicale sont possibles, tout comme les perspectives de régression sociale qu’il faut combattre. Nous avons besoin de questionner le travail et de le transformer collectivement. Nos conditions de travail ne sont pas légitimes simplement « parce que c’est ainsi ». Il n’y a ni évidence ni nécessité à la souffrance des travailleurs, à la détresse actuelle des agriculteurs, des soignants, des enseignants, des pompiers et des femmes de ménage.

L’histoire des hommes s’inscrit dans le temps long, avec des changements parfois soudains, mais radicaux. Dans quelques décennies ou siècles, l’époque du capitalisme industriel productiviste, destructeur des ressources et des êtres, sera peut-être considérée comme un terrible Moyen Âge, qui a contraint tant de personnes à sacrifier leur courte existence terrestre à d’autres, dans le travail, les heures de transports et d’embouteillages, ainsi que dans la consommation rapide superficielle. Nos futurs descendants, qui connaîtront des conditions de vie beaucoup plus difficiles que les nôtres, notamment climatiques, seront peut-être au moins rassurés d’avoir échappé à cette torture existentielle.


Céline Marty est professeure agrégée de philosophie et doctorante en philosophie du travail sur l’œuvre d’André Gorz. Elle est diplômée de Sciences Po et de l'université Paris Sorbonne en philosophie. Youtubeuse, elle anime sa chaîne : Meta.

Extrait du livre : Travailler moins pour vivre mieux (Ed. Dunod, 184p). Pages 177 à 182 © 2021 Dunod, Malakoff, avec l’autorisation de l’Éditeur.

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