« La vraie mesure de la richesse : le temps libre ! »

« Là où les Hommes travaillaient douze heures, ils n’en travailleront que six, et c’est cela la prospérité nationale, (…) la richesse est liberté, elle est temps disponible et rien de plus. »

En Delta avec les oiseaux par Ramos keith, usfws via pixnio
En Delta avec les oiseaux © Ramos keith / USFWS / Pixnio

Cette citation raisonne avec la période agitée de la réforme des retraites où une prise de conscience du temps pour soi s’est affirmée à grande échelle. Cela fait aussi écho aux joies éphémères des congés payés et durables de la retraite. Mais, globalement, l’augmentation du temps libre n’est pas une demande forte du monde salarié. Alors que c’est une avancée sociale qui historiquement tombait sous le sens, le pouvoir d’achat lui a été préféré.

Les gros gains de productivité réalisés ces dernières décennies avec l’automatisation et l’informatique, qui en même temps supprimaient massivement des emplois, auraient pu déboucher sur des réductions importantes du temps travaillé et donner naissance à une Société du temps libre chère à André Gorz. Cette occasion manquée est d’autant plus dommageable qu’elle est contemporaine de la gabegie consumériste à laquelle elle a contribué. Alors que, déjà, un des slogans de mai 68 prévenait de : « ne pas perdre sa vie à la gagner ».

Vu côté employeurs, prompt à réduire les effectifs pour augmenter les profits, plutôt que de répartir l’emploi sauvegardé en réduisant la durée du travail, préférence a été donnée à une société fracturée dont la classe inférieure ne contribue pas vraiment à l’économie, mais sert à maintenir le mythe du plein emploi. Bullshits Jobs (boulots inutiles selon David Graeber), ubérisation, petits boulots de service aux particuliers à temps partiels et/ou mal payés, chômage, RSA, autant d’activités et/ou de statuts précaires qui comptent un peu dans le PIB, mais sans production effective de valeur d’échange, ni même d’usage. Beaucoup de ces tâches seraient assurées par les gens eux même s’ils avaient du temps. André Gorz le constate en 1990 : « Pour près de la moitié de la population active, le travail cesse d’être un métier qui intègre à une communauté productive et définit une place dans la société ».

Dans Travailler moins pour vivre mieux (Dunod, 2021), Céline Marty interroge : « Mais pourquoi nos managers, nos élites tiennent-ils autant à nous faire aimer le travail ? ». C’est une réalité connue de longue date et David Graeber nous la rappelle : « De toute évidence, la réponse n’est pas économique, elle est morale et politique. La classe dirigeante a compris qu’une population heureuse, productive et jouissant de temps libre est un danger mortel ». Autre façon de le dire : « Le travail est la meilleure des polices » (Nietzsche). Et, alors que l’apanage des minorités dominantes est de longue date l’oisiveté aux dépens des classes laborieuses, l’histoire ancienne jusqu’à peu est marquée de mesures liberticides pour obliger les gens à travailler à plein temps contre leur gré. Alors que leur désir était de travailler juste assez pour avoir de quoi vivre. Ils ignoraient l’avidité.

Alors pourquoi, côté salariés du troisième millénaire, contemporains de la disparition inédite de l’emploi remplacé par la robotisation et l’informatique, si peu d’appétence pour le temps libre ?

Rien n’a fondamentalement changé. Cette véritable idéologie du labeur toujours actuelle, martelée par les grands médias consuméristes, abuse l’opinion publique qui se divise au profit du système qui flatte « la France qui se lève tôt » (sans vraiment l’avoir choisi), contre « les assistés » (qui subissent très majoritairement). La mondialisation, le chantage à la peur induisent les gens en erreur sur les soi-disant bienfaits de la croissance et des risques si elle manquait. Elle n’a plus de réalité tangible sur la qualité de vie des populations depuis les années 1980 et l’illusion du plein emploi n’y est pas étrangère. Les mythes ont la vie dure.

Déconsommation, réduction de temps de travail, juste répartition des richesses dans le cadre d’une production des besoins revisités et le plus possible relocalisée et autogérée, il y a une grande cohérence entre ces transitions très complémentaires à réaliser. Tous les matériaux sont là pour bâtir le monde que nous voulons, mais qui va ouvrir le chantier à une échelle significative ? C’est une grande question.