CHRONIQUES DE LA DÉCONSOMMATION DEPUIS CE MONDE ABSURDE #1"

escargot maison décroissance

J'étais assise sur un banc, tranquillement. Une femme se gare. Je l'observe, car si j'aime lire sur les bancs publics, j'aime encore plus observer mes contemporaines. Elle est un peu agitée, elle a l'air émue. Elle fait le tour de sa voiture plusieurs fois en filmant, ce qui m'intrigue. J'essaye de comprendre, je me dis que peut-être elle a eu un accident et qu'elle filme les dommages, ce qui expliquerait son attitude quelque peu « perturbée ». Pendant que j'y réfléchis, je la vois pianoter sur son téléphone, et puis, elle reçoit un appel. Alors j'écoute.

« Oh papa, papa, tu as vu la vidéo que je viens de t'envoyer ? Elle est trop belle non ? J'en reviens pas de l'avoir, j'ai dû m'arrêter là, je suis heureuse, tellement heureuse... J'ai envie de pleurer, regarde je pleure, je pleure ! Depuis le temps que j'en rêvais. Hein, quoi ? Oui, 29 930 € tu te rends comptes, c'est un vrai bijou... »
 

La consommation fait-elle le bonheur ? Sur ce banc, dans le froid, et avec étonnement, il me semblait évident que oui, cette femme était heureuse, et que de baigner depuis trop longtemps dans une réalité militante où « simplicité volontaire » et « critique de la société de consommation » sont de mise, nous oubliions trop facilement les « réussites » du capitalisme : celui d'être devenu, après avoir été répressif, libidinal[1], et par-là, de savoir exalter les désirs de jouissance, et légitimer et satisfaire (au moins pour un temps) les pulsions par l'achat de marchandises. C'est avec cette « démocratisation de la jouissance de l'objet » (plus seulement réservée à une élite économique et sociale), dont cette scène fourni un exemple « en acte », que nous sommes entré.es dans la société de consommation : celle où les objets ne sont plus produits ou achetés pour leur valeur d'usage ou pour répondre à la satisfaction des besoins essentiels, mais pour leur rareté relative, leur valeur de prestige, leur « distinction ». Le produit comme objet du désir, la production comme acte de vente à des consommateur.ice.s.

Illustration MCD

Face à cette réalité, il ne suffit plus alors de porter une critique anticapitaliste du système pour espérer le renverser, mais de voir que la croissance prolonge le capitalisme. Loin d'orchestrer « seulement » les rapports de production, c'est l'ensemble de la vie sociale qu'elle façonne : elle nous dicte des modes de vie, des modes d'être et de relation au monde et aux autres, des désirs et des « besoins » : la croissance est devenue un monde. Déconsommer, c'est donc une des manière de décroître[2] et de sortir de ce monde de la croissance : pas aisé lorsqu'on se rend compte que la consommation fonctionne comme une drogue, une addiction, qui ne fonctionne jamais aussi bien que quand ses objets en sont sans cesse renouvelés. Si la décroissance doit donc s'envisager comme « un sevrage » (le plus court possible) il ne faut pas se raconter qu'elle sera facile et forcément « heureuse », comme nous le rappelle cette scène. Elle se doit par contre d'être sereine, et donc démocratiquement choisie.
 

Cela impose de la concevoir à la fois comme une décolonisation de nos imaginaires : cela passe par une redéfinition sociale de nos besoins, travail de long terme en faveur duquel la lutte contre la publicité pourrait sembler une vraie première piste à mettre en œuvre (taxation, application de la liberté de réception, ou même interdiction pure et simple ) ; comme une décrue économique : décroître, c'est remettre l'économie à sa place, traditionnellement celle de la subsistance et de l'autosuffisance, et une utopie politique : être désirable, faisable, et acceptable en dessinant d'autres horizons politiques d'après la décroissance pour un monde où retrouver la puissance du commun et l'attirance pour des valeurs comme l'émancipation, le partage, la sobriété, la convivialité, monde dans lequel peut-être nous n'aurions plus l'impression de nous réaliser en achetant une voiture.

 


[1] DUFOUR Dany-Robert, « Le tournant libidinal du capitalisme », Revue du MAUSS, 2014/2 (n° 44), p. 27-46. DOI : 10.3917/rdm.044.0027.

[2] La déconsommation est l'une des déclinaisons possibles et multiples de la décroissance politique. Lire à ce sujet « La décroissance et ses déclinaisons. Pour sortir des clichés et des généralités », La Maison commune de la décroissance, Éditions Utopia, 2022.

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