Uberisation : justice sociale en marche arrière

Dénoncée dans le rapport parlementaire sur Uber et Emmanuel Macron : l’exploitation, le mépris des règles et l’évasion fiscale fondent l’uberisation sur le dos des plus fragiles. Bilal Diakhaté, immigré sénégalais et livreur Uber, illustre ce sombre tableau, travaillant sans protection sociale pour un salaire de subsistance. Malgré un appel à la régulation, l'État fait preuve d'inaction.

Livreur uber devant un restaurant McDonalds a Avignon par Adil Benayache
Un livreur Uber devant un fastfood à Avignon. © Sipa / Adil BENAYACHE

Le rapport de la commission parlementaire sur les “Uber files” le confirme : « Uber a imposé, au mépris de la légalité, un état de fait à l’État de droit, en violant les règles du transport particulier de personnes, en adoptant une stratégie d’évasion et d’optimisation fiscales agressive, en recourant au travail dissimulé [...] » Et de poursuivre : « Uber a pu trouver des alliés au plus haut niveau de l’État. […] Au premier rang de ces soutiens figure M. Emmanuel Macron [...] »

Ce monde ubérisé, que défend le président, c'est le retour à un travail payé à la tâche. Il se répand chez les taxis et livreurs, mais aussi dans l'enseignement, l’aide à domicile, le bricolage, les restaurants, les hôtels, et jusqu'au personnel de santé, engagé, via des applis, par les cliniques ou des Ehpad pour des périodes ultra-courtes. C’est un monde où les travailleurs pauvres n’ont ni congés payés, ni assurance chômage, et une très légère assurance maladie.

Un monde où, comme pendant la période COVID, Uber peut faire travailler des milliers de livreurs à vélo en toute illégalité grâce à "la carte italienne" (un titre de séjour autorisant à circuler et travailler en Italie, mais pas dans le reste de l'Union Européenne) pour les dégager ensuite d'un simple clic. « Entre juin et décembre 2022, plus de 7000 livreurs ont été déconnectés de la plate-forme. Peut-être même jusqu'à 10 000. Et cela continue encore », indique Circé Liénart, coordinatrice de la maison des coursiers, à Paris. « Ceux qui ont travaillé sous carte italienne n'ont aucun droit », précise-t-elle.

Dans ce monde, les premières victimes sont les immigrés. Le plus souvent, ils exercent cette activité par contrainte. « Ils ne peuvent pas ne pas travailler » témoigne Bilal Diakhaté, originaire du Sénégal.

Subvenir à ses besoins

Bilal est arrivé en France en 2013. Il avait 44 ans. « J'avais des soucis d'emplois, malgré mon niveau d'étude [Bac +4], raconte-t-il. Ma maman m'a aidé pour que je débarque en France. Depuis que je suis là, je me bats. » Dès son arrivée, Bilal fait de son mieux pour s'insérer. Il aide sa mère dans son travail, tente de subvenir à ses besoins en cherchant des petits boulots. En 2016, il se décide à travailler comme livreur chez Uber. Sans papiers, il doit passer par le compte d'un tiers, qui lui demande, en échange, 150 € par semaine. « Pendant des années, j'ai travaillé sous d'autres noms. J'étais exploité. », regrette Bilal. « C'est ma situation personnelle qui ne me donne pas trop de choix. À un moment donné de la vie, on pense à survivre. »

Au début, il travaille en scooter. Il roule en moyenne 10 h par jour et 6 jours par semaine. « En hiver, on peut gagner beaucoup », considère Bilal. Son chiffre d'affaires peut monter jusqu'à 2000 € par mois. Mais 24% de cette somme est prélevée par l’Urssaf, 600€ vont à son alias, 500 € au loyer. Il lui reste environ 400 € par mois pour vivre à Paris, frais du scooter inclus. En été, la situation devient périlleuse. Ses revenus chutent brutalement de moitié. « En hiver, toute la journée ça peut charbonner. Mais en été y'a plein de gens qui préfèrent sortir. Du coup, il y a moins de commandes », explique Bilal. « Le problème, c'est que c'est un créneau que certains utilisent pour exploiter d'autres personnes. »

À un tel rythme, le taux d'accident est faramineux. « 63% des livreurs ont déjà eu un accident, la moitié d'entre eux ont dû consulter ou aller aux urgences », indique un rapport de la maison des coursiers, en collaboration avec Médecins du monde. « Les risques sont nombreux. Les saisons où il pleut beaucoup, les routes sont glissantes. On met notre vie en danger », raconte Bilal. « En 2017 ou 2018, je me suis fait opérer du genou gauche. J'ai fait plusieurs chutes. Je suis allé aux urgences. Mais il n'y a aucune couverture. »

Les livreurs, les chauffeurs de taxi, et bien d'autres travailleurs de la gig economy (l’économie des petits boulots) exigent que l'État intervienne pour garantir leurs droits. Fin 2020, Jean-Yves Frouin, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation, remet un rapport commandé par le gouvernement : Réguler les plateformes numériques de travail. Les négociations, qui devaient en découler en 2021, ont donné lieu à un accord minimaliste en avril 2023, pourtant qualifié “d'historique”. Si l'appel des travailleurs reste largement ignoré et la situation des réfugiés très peu discutée, c’est qu'il faudrait passer par une régulation profonde de ces plateformes numériques. Une démarche à l'opposé du projet libéral d'En Marche.

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