"MANGER CE QUE L'ON TUE APPARTIENT À L'ÉTHIQUE DE SOBRIÉTÉ TYPIQUE DE LA DÉCONSOMMATION"

Industrialisation des élevages, éloignement des abattoirs hors des villes... Charles Stépanoff, anthropologue et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), revient pour Demains en mains sur son livre « L’animal et la mort : chasses, modernité et crise du sauvage », prix France Culture - Arte 2021 et prix François Sommer 2022. Éclairant.

 

photo charles stépanoff

 

Demain en mains (DEM): Depuis 1800, la consommation de viande a été multipliée par quatre, à 3,2 millions d’animaux abattus chaque jour en France. Dans le même temps, les urbains se disent de plus en plus sensibles à la souffrance animale… Comment comprendre ce paradoxe de consommation ?

Charles Stépanoff: Avant, nos grands-parents mangeaient de la viande à l’occasion des fêtes. Par exemple, ils tuaient le poulet eux-mêmes ou le cochon, mais cela restait rare dans l’année. Aujourd’hui, la viande est omniprésente dans nos supermarchés et nos cantines. Pourtant, il est désormais possible de la manger sans avoir vu une seule fois l’animal mourir, ou une carcasse entière. Nous avons industrialisé l’élevage.

La viande est devenue accessible comme une matière première. Le steak haché, les plats cuisinés… Aujourd’hui, nous consommons la viande comme un matériau et oublions qu’elle est la chair des animaux.
 

DEM: Comment en est-on arrivé à un tel aveuglement ?

CS: Ce processus de camouflage et d’industrialisation est un paradoxe sur le plan philosophique, mais logique économiquement. L’industrialisation éloigne les animaux et la mort. Avoir de meilleurs rendements implique le regroupement des abattoirs en périphérie des villes et les économies d’échelle font baisser son coût de production. Cela s’est fait progressivement. Au début du XIXème siècle, à Paris et ailleurs, la législation a interdit la présence des abattoirs, repoussés hors des villes. Les lois sont devenues de plus en plus sévères envers les chiens errants. Hormis nos animaux de compagnie, la vie animale a quitté les villes, autant pour des raisons de sécurité publique (éloigner le sang de la population et sa violence) que d’hygiène.
 

DEM: Votre terrain d’enquête habituel se situe plutôt chez les nomades, en Sibérie. Quelles différences avez-vous observées entre ces sociétés et la nôtre dans le rapport à l’animal ?

CS: Chez les nomades, on ne va pas au supermarché pour acheter son steak haché. Toute la famille participe à la transformation de l’animal, provenant du troupeau ou de la chasse, en nourriture, avec pour fil conducteur : le respect, l’efficacité et le souci de ne pas faire souffrir. Les hommes mettent à mort et éviscèrent ; les femmes découpent et cuisinent. Même les enfants participent ou regardent. Le sang et le boudin, le foie, les muscles, tout est mangé, jusqu’aux os raclés!

citation

DEM: Contrairement à nos sociétés de consommation et de gaspillage ?

CS: Oui, ces nomades connaissent l’animal qu’ils ont tué et ont même développé des liens d’attachement avec lui. Il ne faut pas l’offenser. Chez eux, on retrouve cette idée d’éviter le gâchis, car ce que nous mangeons est un don. Ils ont un rapport à la mort, loin de celui du capitalisme moderne, qui incite à une plus juste maîtrise de l’acte alimentaire. Là-bas, se nourrir a une dimension sacrée, rituelle. Chaque repas est un partage avec les instances non humaines du paysage.

Par exemple, avec le premier lait offert en libation à la montagne et au feu. A contrario, quand l’industrie a camouflé l’origine de la viande, le consommateur occidental considère que du moment qu’il l’a payée, il en est le maître. Il peut très bien la jeter ou l’oublier dans son frigo. C’est un matériau et non plus le don d’un être vivant.
 

photo de vache


DEM: Pour déconsommer, la solution pourrait être aussi de « manger ce que l’on tue » pour reprendre le titre de l’un de vos chapitres ?

CS: Manger ce que l’on tue, c’est une éthique que l’on observe encore chez certains paysans, les éleveurs et certains groupes autonomes dans les ZAD. Cela appartient à l’éthique de sobriété typique de la déconsommation, en effet. C’est un retour vers les comportements de nos grands-parents. On limite notre prise à ce dont nous avons besoin.
 

DEM: La disparition des bocages et de l’agriculture d’autrefois a entraîné une grave perte de biodiversité que vous expliquez très bien dans votre livre. Avez-vous rencontré, lors de votre enquête, des agriculteurs qui agissent de manière écologique et responsable ?

CS: Oui, j’ai rencontré des agriculteurs en Auvergne, il y a environ vingt-cinq ans, refusant les produits phytosanitaires ou la mécanisation. Ils étaient assez autarciques, élevaient quelques vaches pour le lait et tuaient la viande du cochon une fois dans l’année, dans une philosophie de sobriété.

Pour mon livre, j’ai rencontré plus récemment des agriculteurs-chasseurs qui laissent une partie de leurs champs en jachère, contrairement aux agriculteurs céréaliers qui visent uniquement les rendements. Ces chasseurs ont un regard plus écologique, car ils souhaitent voir plus d’animaux au quotidien et pouvoir profiter de leur passion. C’est une forme de sacrifice économique, parfois en échange de subventions publiques. Ces pratiques permettent le retour de la faune sauvage, via des haies, de la broussaille ou des plantations spécifiques.

 

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